Les melons de Cavaillon et les fraises de Carpentras
La parcelle semble prête, les melons à point. Pour goûter l'un d'eux, Marine Nouveau part en courant emprunter un couteau dans la maison de sa grand-mère, qui borde le terrain. Dynamique, un sourire éclatant greffé au visage, Marine laisse jaillir sa féminité dans un chignon en boule ronde noué au sommet de la tête, petit melon blond dont s'échappent les mèches folles. Pas même essoufflée, elle revient équipée d'une lame et contemple le fruit ramassé. Il est parfaitement mûr, bien brodé, la peau couverte d'une sorte de dentelle, arborant de belles rayures régulières, le pédoncule craquelé. Elle le soupèse. Il est lourd, dense : il sera sucré. Le pécou* fraîchement coupé goutte, signe de maturité. Elle tranche la sphère ronde, verte au reflet doré, la hume, en coupe une tranche. Délices... La chair est aussi parfumée et savoureuse que l'écorce le laissait espérer. Les melons de la parcelle sont prêts à être ramassés, avec toute la délicatesse qu'ils exigent. Car sous ses airs costauds et son toucher rugueux, le melon a la plante fragile.
À 6h le signal du départ est donné. Avec un bâton de bois, les cueilleurs fouillent délicatement le plan, cherchant les melons mûrs. Puis ils les coupent avec un sécateur ou un opinel, sans remuer la plante, sinon elle se rétracte, devient jaune et grille au soleil. "C'est très fragile, un plan de melons ! Ça n'aime pas être brusqué ! Quand on remue les feuilles, c'est pour lui comme si on nous frottait la peau pendant une semaine" explique Marine.
Les cueilleurs posent les fruits dans l'inter-rangée. Puis ils passent avec des seaux ramasser les melons et les versent dans des pallox portés par des tracteurs qui progressent doucement dans les rangs.
Le travail du melon est intense, permanent : faire tourner les cultures pour préserver les terres, et chaque année labourer, monter des buttes, pailler les parcelles pour protéger la plante, nourrir le sol…
La famille de Marine, fruiticultrice depuis 8 ou 9 générations, cultive le melon de Cavaillon en plein champ autour de Carpentras dans le Vaucluse. Les parcelles s'épanouissent sous la surveillance du mont Ventoux, bordées par le Rhône et les dentelles de Montmirail. Les melons charentais jaunes, sucrés, juteux et parfumés, sont déclinés en une quinzaine de variétés dont chacune a sa typicité : plus ou moins ferme, dense, grosse, sucrée, juteuse et parfumée. La diversité permet aussi une plus longue période de récolte dans le respect du rythme de la plante.
La réussite de cette culture réside à 90% dans le travail du sol. Les parcelles choisies offrent un sol argilo-terreux. La terre fine, souple et riche, moitié sable, moitié terre, favorise un enracinement rapide et profond qui permet à la plante de se nourrir et de puiser dans le sol l'eau dont elle a besoin. "On choisit des sols riches ou qui étaient en jachère pour obtenir beaucoup de fleurs femelles." Le travail du melon est intense, permanent : faire tourner les cultures pour préserver les terres, et chaque année labourer, monter des buttes, pailler les parcelles pour protéger la plante, nourrir le sol, réduire la consommation d'eau et enfin... prier pour que le temps soit clément. Des goutte-à-goutte localisés optimisent l'apport en eau. "L'eau on y fait très attention ! Il faut savoir s'adapter aux enjeux climatiques !" Le Mistral est un allié capricieux. Il sèche le cœur des plantes, évitant bien des maladies, et transporte le pollen en remuant les fleurs. Mais s'il souffle trop fort, les feuilles se frottent et brûlent. Ramassés à maturité optimale, les melons doivent être vendus immédiatement. Un an de travail pour deux mois de production.
"Le melon est fragile et terriblement exigeant." souligne Marine. Un doux mélange de rudesse, d'exigence et de poésie. Le travail du melonnier est presque un sacerdoce. Une vocation. En témoigne l'amour immodéré que le père de Marine leur porte. "Mon père n'est pas né dans un chou mais dans une feuille de melon. Cette culture, c'est sa passion, son identité ! "
En cette mi-juin, la cueillette des melons, fruit estival, croise celle des fraises, fruit du printemps.
En cette mi-juin, la cueillette des melons, fruit estival, croise celle des fraises, fruit du printemps. Dans le secteur des fraises, on ramasse encore, à hauteur d'homme, le long des gouttières emplies de terreau desquelles jaillissent les fruits amarante. Dans chaque rang un cueilleur avance avec son petit chariot. Dessus, des plateaux empilés, pour ne pas porter ni se baisser. Lorsque le ramasseur a rempli le plateau, il le place sous les autres et le remplace par un plateau vide. "La fraise suspendue épargne le dos."
Il cherche le fruit dans la plante, le sélectionne. La fraise doit être parfaite, sans trace de la gourmandise des oiseaux qui font intrusion dans les serres ouvertes aux vents. Le cueilleur appuie sur la tige et fait levier, puis il dépose le fruit fragile sans l'avoir touché pour ne pas "maquer" la fraise, c'est-à-dire l'abîmer. Les cueilleurs passent dans les rangs tous les deux ou trois jours. Car si la fraise met 60 jours à pousser au début du printemps, elle n'en met plus que 10 lorsque croît la chaleur. Or une pousse trop rapide nuit au parfum et à la sucrosité du fruit. D'où la nécessité de blanchir les serres à la peinture agricole pour protéger les plants d'un trop lourd soleil.
Marine s'attendrit. "Mon père compare toujours la fraise à une femme enceinte. Elle n'aime pas la chaleur, il faut la chouchouter, bien la nourrir mais pas trop, éviter les médicaments, et lui laisser le temps de faire des enfants. Nous respectons le cycle de la fraise. Nous plantons début décembre, elles commencent à être récoltées entre le 1er et le 20 mars selon l'hiver et la variété, jusqu'à mi-juin... fin juin si l'année est peu ensoleillée."
Contrairement aux croyances, le fraisier n'aime pas la chaleur. Il prend son élan aux frimascar il a besoin de 800 à 900 heures de froid.
Trois variétés de fraises de Carpentras de différentes précocités, particulièrement parfumées en bouche, font successivement leur apparition. La Dream, précoce, mûre en mars-avril. D'un rouge vif foncé, de forme un peu allongée, elle est aromatique, dotée d'une chair tendre et juteuse, aux notes de bonbon. La Cléry, ronde, dodue, goûteuse et sucrée arbore un rouge carmin. Enfin la Dély, d’un rubis intense et brillant, légèrement ronde et parfumée, très florale, arrive plus tardivement.
Contrairement aux croyances, le fraisier n'aime pas la chaleur. Il prend son élan aux frimas car il a besoin de 800 à 900 heures de froid. Les hivers rudes, les printemps doux, lumineux et peu pluvieux du Vaucluse leur offrent le climat idéal. Le moment-clef de l'année est la pollinisation. Pour féconder les fleurs, des ruches sont déposées dans les rangs. Si les premières éclosent en février, les abeilles sont encore en dormance. On place donc des bourdons, plus résistants, pour assurer le début du travail. "Un bourdon c'est comme un homme. C'est bourru, ça y va franco ! Il peut mal polliniser la fleur. Même si le goût ne change pas, cela donnera beaucoup de fraises biscornues. Les abeilles en revanche sont des reines, délicates et douces. Elles butinent doucement et donneront de belles fraises. Si l'hiver est doux, les fraisiers évitent le choc des bourdons."
L'apiculteur est donc l'indispensable allié du maraîcher, les abeilles et les bourdons ses premières petites mains. Et le Mistral parachève l'œuvre de fécondation.
Ils sont 5 de la famille à s'affairer dans l'entreprise. […] Mais tout le personnel semble faire partie de la famille.
À la pause dans l'entrepôt, tout le personnel se réunit autour d'un café. Les souvenirs d'enfance des sœurs affluent. La greffe des plans en février, où, pour avoir les bâtonnets pour creuser le sol il fallait manger des sucettes. La pesée des melons un par un sur les balances à poids. Les barquettes à fraises vides posées à l'aube devant les serres pour que tout soit prêt avant l'arrivée des cueilleurs. Et les traditions sacrées. Le vœu que l'on formule en secret en croquant dans le premier fruit de la saison. Les activités importantes qu'on ne réalise jamais le vendredi parce que cela porte malheur..
"Enfant on n'aimait pas travailler aux fruits, mais cela inculque de jolies valeurs pour le futur. Avec le recul, ce sont de très bons souvenirs !" Ils sont 5 de la famille à s'affairer dans l'entreprise. Jeanne, la petite sœur de Marine, lui ressemble en version châtain aux yeux verts mordorés. Elle transforme les fraises de fin de saison en nectar. Mais tout le personnel semble faire partie de la famille."On est tout le temps fourrés ensemble ! On joue à la coinche après le déjeuner, on fait des soirées après le travail, on boit des coups, on danse... C'est ce qui fait notre force ! On est une sacrée équipe !"
Une équipe soudée derrière le patriarche, Éric le père des filles, auquel tous vouent une admiration sans borne. Marine la première. Elle a pris de lui ses yeux bleus francs et son caractère volontaire. "Il est rude, ne lâche rien, travaille 7 jours sur 7. Il a très fort caractère mais c'est le premier qui aidera son prochain. En tous domaines il a 10 coups d'avance. Quand on a la tête dans le guidon, il voit à l'horizon. Il aime le challenge. Et la terre. Il voulait être militaire... il a créé son armée."
Au mois de novembre, une vaste fête réunit famille, employés et ouvriers. C’est le seul mois de répit de l'année, lorsqu'un cycle s'achève avant d'en lancer un nouveau.
Une armée heureuse et volontaire, venue de la région mais aussi d'Amérique du Sud, d'Espagne et de Tunisie. 95% des cueilleurs sont des fidèles. Les Nouveaux logent certains d'entre eux dans les fermes posées sur les parcelles, louent un camping pour installer les autres dans des bungalows. Lorsque Marine et Jeanne étaient petites, les ouvriers tunisiens habitaient en bas de la maison familiale. Le dimanche matin, elles partaient avec eux ramasser les melons pour le déjeuner. Maintenant ce sont les enfants de ces ouvriers qui travaillent au domaine.
Marine partage sa passion des fruits avec celle de la montagne. Avec son compagnon David, ferronnier, et leur petit Camille, ils arpentent les sommets de Haute-Savoie à pied ou à ski, et s'envoleront cet hiver pour les verts sommets de La Réunion.
Au mois de novembre, une vaste fête réunit famille, employés et ouvriers. C’est le seul mois de répit de l'année, lorsqu'un cycle s'achève avant d'en lancer un nouveau. "On se retrouve pour un repas de fin de saison avec tous les cueilleurs. Et on boit, et on danse. Pendant un mois, on ne se voit plus. Puis les ouvriers reviennent peu à peu dès le mois de décembre préparer la terre, monter les buttes, planter les fraisiers, labourer..." pour un nouveau cycle, une nouvelle année de labeur passionné.