SAFRAN DE PROVENCE
Au cœur de l’automne, les premières lueurs du jour changent le paysage sous nos yeux de minute en minute. Nous sillonnons quelques kilomètres dans la plaine de Mane, le brouillard se dissipe doucement laissant apparaître des pans entiers de ciel bleu : « la journée sera magnifique, vous verrez… » annonce notre hôte, Daniel Vaslin. C’est lui qui nous conduit. Ses yeux noisettes balayent le paysage : « Cela fait 43 ans que nous sommes arrivés ici avec mon épouse, et je ne m’en lasse toujours pas. » Devant nous, le petit village de Dauphin, perché sur une hauteur, capte les rayons du soleil au milieu des pâturages de moutons alentours encore plongés dans l’ombre et la brume.
« Ces brebis et ces paysages sont typiques de la région. » Nous sommes en Haute-Provence, dans le Pays de Giono, sur les collines du Luberon, à mi-chemin entre la Provence et le Massif Alpin. Et Daniel de nous raconter la traditionnelle culture de la lavande dans la région et de nous signaler qu’on y parle encore parfois le Provençal.
Parce que les fleurs de safran se récoltent une à une, à la main, dans la fraicheur du matin, les genoux dans la rosée de l’automne qui véhicule ce froid qui transperce jusqu’à l’os.
Nous empruntons un petit sentier pour pénétrer jusqu’à sa maison, un mas provençal, aux pierres ocres et dont la façade est couverte de lierre qui a commencé à virer au rouge en cette fin octobre. « Bienvenue au Mas des gorges à Saint-Maime » Un lieu qui porte bien son nom : « Nous sommes au fond de la vallée, encaissée entre deux collines, chez nous, le soleil arrive plus tard qu’ailleurs le matin, et c’est tant mieux puisque c’est à l’aube que doit se faire la cueillette des fleurs de safran.» Et c’est bien pour cela que nous sommes ici. Ces fleurs d’un violet éclatant avec trois stigmates dont on fait le safran. Mythique épice qui a traversé les âges.
Naïvement, nous nous attendions à trouver d’immenses champs de fleurs violettes, mais nous avons beau chercher du regard, pas une tâche de couleur sur cette prairie verte qui fait face à la maison. « Nous n’avons planté que quelques bandes de crocus. Et ça nous demande suffisamment de travail comme ça! » Parce que les fleurs de safran se récoltent une à une, à la main, dans la fraicheur du matin, les genoux dans la rosée de l’automne qui véhicule ce froid qui transperce jusqu’à l’os.
A 80km de la mer Méditerranée on se serait attendus à plus chaud, mais non, « nous sommes tout de même à 400m d’altitude ici, et il peut y faire très froid l’hiver. Nous avons régulièrement d’épaisses couches de neige. C’est d’ailleurs pour cela que nous plantons le crocus à 20cm de profondeur pour éviter qu’il ne gèle. »
Daniel est habillé chaudement, il nous guide vers sa safraneraie, son panier à la main. Un panier en osier et châtaigner aux bords hauts et recourbés pour éviter que le vent, qui peut être fort dans la région, n’emporte les fleurs fraichement cueillies.
En nous approchant, on finit par distinguer ces petits fuseaux violets, légèrement bleutés, couverts de millions de gouttelettes de rosée et d’où s’échappent des petites langues rouges. Ce sont les fleurs de crocus sativus, encore fermées, et qui laissent apparaitre les stigmates rouges dont on fera le safran. Ces fleurs sont éphémères. Elles ne se récoltent que le jour de l’éclosion. Le lendemain, le stigmate aura déjà pris un goût de terre. Il n’y a donc pas une minute à perdre.
Daniel s’agenouille et commence la cueillette. Fastidieux exercice puisqu’il lui faut une heure pour cueillir 1000 fleurs et 3heures pour les trier ! Et quand on sait qu’il faut entre 150 et 200 fleurs pour faire un gramme de safran… Tout en cueillant, Daniel nous conte l’histoire millénaire de ce safran, « l’or rouge » des campagnes.
Fastidieux exercice puisqu’il lui faut une heure pour cueillir 1000 fleurs et 3heures pour les trier ! Et quand on sait qu’il faut entre 150 et 200 fleurs pour faire un gramme de safran…
Arrivé du Moyen-Orient dans les poches de Marco Polo ou des Croisés, le safran était très répandu en France au Moyen-âge. Produit en complément des autres cultures des fermiers, c’était un travail minutieux et délicat réservé aux femmes. Il en poussait alors sur le Quercy, dans la Creuse ou le Limousin mais aussi en Provence. Monnaie d’épargne, le safran a toujours revêtu une grande valeur parce que rare et long à produire.
« On s’en servait alors pour la teinture des vêtements, comme épice bien sûr mais aussi comme médicament contre la mélancolie, c’est pour ça que nous on est jamais déprimés ici ! » plaisante Daniel. Avant de redevenir sérieux pour évoquer le crépuscule du safran en France. « Au XIXème siècle, des hivers très rigoureux, l’apparition de maladies cryptogamiques et déjà une hausse des coûts de la main d’œuvre ont eu raison des bulbes qui ont complètement disparus… »
Et c’est au tournant des années 2000 que la production de safran a été relancée. Dans le Sud-Est, c’est l’association Safran-Provence, à l’origine « Safraniers de Haute Provence » qui a largement contribué à la renaissance de ce produit d’exception. Elle fédère aujourd’hui une cinquantaine de producteurs. Daniel en a été l’un des membres fondateurs et en reste un membre actif puisqu’il en est le Président.
Actif, c’est bien le mot, puisque ce jeune retraité de 67 ans ne tient pas en place. Il faut toujours qu’il fasse quelque chose. « Je suis passé de l’or des coffres à l’or rouge » explique Daniel. « J’étais cadre supérieur dans une grande banque pendant des années, et c’est lors d’un voyage en Toscane que je suis tombé sous le charme du safran. Un champ tout vert la veille qui se pare de mauve éclatant au petit matin, ça m’a fasciné. C’est donc une fois arrivé à la retraite que je me suis lancé, que j’ai planté mes premiers bulbes. » « Vous savez, le safran, on y vient par curiosité mais on y reste par passion. »
Et de la passion il en faut pour passer des heures à ramasser et trier ces fleurs jusqu’à la nuit, à désherber ces sols à la main pendant l’été, à trier, nettoyer et replanter ces bulbes tous les trois ans. « Mais, je le fais avec plaisir ! » Le safran est exigeant dans la simplicité : il a besoin d’un sol calcaire et bien drainé et rien d’autre.
Le safran vit une vie atypique : « Il est en végétation inversée, il hiberne l’été et fleurit à l’automne avant de mettre des feuilles tout l’hiver. Ça le rend bien mystérieux… tout comme il est capable de reconnaître la latitude à laquelle il est et fleurir en fonction… Fascinant je vous le dis ! »
En milieu de matinée, les premiers rayons du soleil atteignent les fleurs, les réveillant. Nous assistons à une métamorphose, une explosion de couleur et de senteur. En un instant, les bandes de safran virent du vert au violet vif. Les pétales s’ouvrent et laissent apparaître ces fameux stigmates rouge écarlate. Pour Daniel, il est temps de passer au tri. Il nous laisse profiter de ce spectacle que lui connaît bien.
Bientôt, d’énormes bourdons bien gras viennent butiner ce nectar. Ils passent de fleur en fleur et s’enivrent de pollen. Après quelques minutes, on les sent s’engourdir, leur vol devient moins vif, ils sont étourdis, comme saouls. Nous revenons, ébahis, auprès de Daniel qui nous raconte : « parfois, je retrouve des bourdons emprisonnés dans les fleurs le matin. Ils sont tellement gorgés de pollen qu’ils s’endorment dans la fleur… »
Le safran vit une vie atypique : « Il est en végétation inversée, il hiberne l’été et fleurit à l’automne avant de mettre des feuilles tout l’hiver. »
Daniel s’est installé sur la terrasse de son mas, il trie patiemment les fleurs, les ouvrent une à une entre ses doigts, et détache les stigmates, trois par fleur, ces filaments rouge vif dont il fera le safran. « Nous apportons un soin tout particulier à la « cuisson » c’est à dire au séchage du safran, c’est la phase critique ou le stigmate devient du safran par l’action d’une transformation moléculaire. Notre safran est millésimé, classé dans la meilleure des catégories et certifié par une norme ISO3632-1. » Le safran étant l’épice la plus contrefaite au monde, Daniel préfère vendre le sien entier, sous forme de filaments, signe de qualité. « Notre safran est un produit de savoir-faire. Savoir-faire du ramassage des fleurs à la main et savoir-faire de la fabrication du safran lors de la délicate étape du séchage. »
C’est alors que Chantal, l’épouse de Daniel, nous rejoint pour la pause déjeuner avec un gâteau au safran. « C’est une épice que l’on connaît bien dans le Sud de la France parce qu’elle est traditionnellement utilisée pour la bouillabaisse, la rouille ou les paellas mais on peut faire plein de choses avec le safran ! Des gâteaux, des risottos, des meringues, de la glace, ou encore mon préféré : un confit d’oignon safrané pour accompagner le foie gras ! »
Chantal nous met l’eau à la bouche… « Mais attention, il y a un secret : toujours faire infuser le safran avant de le cuisiner, dans de l’eau, du lait ou de la crème pour dévoiler toute la palette d’arôme de cette épice fabuleuse car le safran a besoin de temps pour développer la subtilité de ses saveurs. »
On a beau chercher, on a du mal à décrire ce goût, si particulier, du safran, peut-être un peu de réglisse, un peu mielleux, un goût qui perdure dans tous les cas et qui va dépendre aussi du dosage.
A l’image de ce goût qui dure, Daniel aimerait beaucoup transmettre sa safraneraie à ses enfants. Mais pour le moment, ils ont d’autres projets. Alors en attendant, il continue à bichonner ses fleurs de safran, qui sait… peut-être qu’un jour…
Nous quittons ce petit coin de paradis sous le soleil automnal de Provence qui a enfin inondé la place. Des montgolfières passent au loin, on se dit que le spectacle doit être encore plus beau vu de là-haut, et puis finalement non, la finesse de ces fleurs, leurs couleurs vives et ce spectacle des bourdons enivrés, c’est seulement les pieds sur terre, au ras du sol qu’on peut en profiter. Merci Daniel pour ce beau moment et bon vent !