Enzo arrive dans sa vieille carcasse de voiture. Jeune, le teint hâlé, éclatant de santé et d'énergie, silhouette sportive, visage méditerranéen aux traits réguliers, le sourire prêt à jaillir, cheveux et barbe drus, la mèche rebelle. "J'en profite, lance-t-il, l'œil rieur, en jetant la tête en arrière. Ça ne dure pas dans la famille !"

Il se dirige d'un pas ferme vers les hautes serres blanches où sa famille cultive les tomates en pleine terre. Les plans vigoureux se déploient en lianes de 2 cm de diamètre couvertes de larges feuilles émeraude. Des grappes de tomates émergent, fermes, ventrues, parfois énormes, petits soleils de couleur au milieu de la verte jungle. Il les jauge de ses mains musculeuses et bronzées, soupèse, jette au sol quelques feuilles, et craque en mordant dans une belle tomate. Il en mange midi et soir pendant toute la saison de production, d'avril à septembre. D'une serre à l'autre, le spectacle change. La tomate se décline en une dizaine de variétés anciennes dont la famille Demichelis s'est faite spécialiste. Leurs noms sont de véritables invitations au voyage.

La majestueuse tomate cœur de bœuf est l'une des favorites d'Enzo. "Elle est mythique ! C'est un peu comme Ferrari pour les voitures. Lorsqu'on la coupe en deux, son centre forme un cœur. D'où son nom !" Au sol, un petit carton. C'est la ruche de bourdons posée là pour la pollinisation des plans. "Les tomates, c'est pas leur dada ! On est obligés de poser des filets pour qu'ils ne s'échappent pas ! Ils préfèrent la lavande". Il s'esclaffe : "J'habite à côté des serres. Quand j'ai planté un pied de lavande chez moi, mon père m'a enguirlandé !" Il en rit encore ! Sur les plans, les bourdons côtoient les macrolophus. Les Demichelis introduisent ces insectes prédateurs afin de dévorer les pucerons. On nomme cela la "lutte intégrée". Les herbes poussent entre les rangs, signe qu'aucun désherbant chimique ne pointe le bout de sa formule.

Devant la serre suivante, Enzo s'arrête, jette un coup d'œil global sur la hauteur des pousses, et entre, satisfait. Les plans ont été pincés : la tête en a été coupée pour qu'elle ne caresse pas le toit de la serre, contre lequel elle brûlerait. Là s'épanouit la Rose de Berne. Il aime particulièrement sa chair si fondante et délicate, sa peau très fine, son goût sucré qui suffirait à justifier que la tomate soit un fruit. Légume ou fruit, d'ailleurs ? On lit que la tomate est l'un des légumes les plus consommés au monde. Or c'est bien un fruit, non parce qu’elle « pousse en l’air », mais parce qu’elle provient de la fleur d'une plante et contient des graines.

Lorsqu'il parle saveur, l'œil noisette d'Enzo s'anime. "La tomate a perdu son goût, avec la culture hors sol. Comment voulez-vous qu'un fruit ou qu'un légume s'enrichisse lorsqu'il pousse dans la terre de coco ou la fibre de verre ? Nous ne voulions pas faire des tomates, nous voulions faire du goût !"  Cette démarche exigeante a mûri au fil des générations. Son arrière grand-père, Joseph, surnommé Pif, est arrivé de Turin en Provence, en quête d'une terre plus fertile. Il a posé ses valises et sa bêche à Eyragues, au Nord des Alpilles. Le fils de Pif, Noël, a monté des parcelles sous serre dans les villages avoisinants. À 20 ans, les fils de Noël, Laurent et Michel créaient leur propre exploitation, à Saint-Andiol. C'est là qu'Enzo a grandi, dans le mas familial établi à l'entrée des terres agricoles, avec son frère Ken et son cousin Rémi...

Les trois jeunes, devenus trentenaires, poursuivent aujourd'hui avec leurs pères respectifs le développement de ces belles cultures. En 2016, ils décident de vendre leurs produits en direct et créent, avec un autre cousin producteur, les Maraîchers de la vallée des Baux-de-Provence. Une façon de rendre leur activité viable, de valoriser l'exigence de leur production. Enzo le résume en une métaphore potagère "La famille a réuni ses deux branches pour être plus forte". La force de cet esprit de famille s'annonce dès l'entrée. Le blason de la famille Demichelis orne le portail du domaine. Ce blason fut remis au 16e siècle à un ancêtre italien, médecin, pour avoir soigné la peste dans sa région. La famille transpose ce souci des racines à son maraîchage. "Nous voulons que le consommateur se rappelle qu'une tomate pousse dans le sol... et qu'il se régale !" Le goût prend donc racine dans la plante et s'épanouit selon le mode de culture. La plupart des producteurs de tomates utilisent des variétés greffées sur un pied sauvage, qui leur assurent une plus grande résistance et plus de productivité. Les Demichelis pratiquent quant à eux les plans francs : ils choisissent avec exigence les graines des variétés anciennes, qu'ils plantent eux-mêmes.

Dans les serres ouvertes, le vent circule librement. Les insectes volettent, les lapins gambadent. Sur certains sols, mis en jachère, pousse le sorgho. "C'est une sorte de blé désinfectant pour le sol. Une fois poussé, on le coupe et l'enterre, ce qui crée une sorte d'engrais vert" explique Enzo. "Le goût du produit, c'est ce qui se passe là-dessous !"

La région est une autre clé de la qualité de ses tomates. Le domaine, situé sur le cours de la Durance, bénéficie d'eau en abondance et du Mistral qui chasse nuages et maladies. Le sol en est très caillouteux. Les pierres drainent l'eau, apportent des minéraux, retiennent la chaleur et redistribuent le soleil la nuit. "Dans "terroir", il y a "terre". C'est comme les vins ! Si le terroir est bon, le produit est bon !"

Les tomates des Demichelis sont toutes récoltées à la main, à maturité. Sur leurs terres, partout les cueilleurs s'affairent. Originaires d'Amérique du Sud ou d'Afrique, ils reviennent depuis dix ans, souvent en famille : ils savent qu'ils seront bien logés, dans des bungalows équipés. Dès 7h ils récoltent, pour pouvoir s'abriter aux heures chaudes. Le soir, entre les serres, ils s'adonnent à des parties de volley endiablées avec Rémy, le cousin d'Enzo. Et en fin de campagne, tous se réunissent autour d'un immense couscous cuisiné par les saisonniers marocains.

"Lorsque commence une nouvelle saison, ma famille garde la première tomate pour la déguster ensemble. On se réunit, on la goûte, et on fait le vœu que cette première bouchée nous donne la force. On demande que la saison soit belle et longue. Mais cette année... c'est un cueilleur qui l'a mangée !"

Lorsqu'Enzo se faufile entre la Cornue des Andes, dont le beau rouge écarlate et la forme allongée évoquent le piment, et la Red Zebra au rouge marbré d'orange, il réveille en frôlant les feuilles un parfum tel que l'on croirait traverser un nuage de plantes aromatiques. Sous une robe rouge sombre teintée de nuances courant du vert foncé au brun, chair dense et douce, sans acidité, de belle taille, pavane la Noire de Crimée. Dans une autre serre, les taches rouges disparaissent soudain pour faire place à la Green Zébra, aux zébrures vert sombre sur vert tendre, à la chair de même teinte, et qui vient ajouter à l’assiette le plaisir des couleurs complémentaires. Orangée, côtelée, la Tomate Ananas fait partie du voyage des sens. Outre la beauté de ce panel de pigmentations, les tomates anciennes font naviguer les palais entre goûts et textures. Juteuse et pleine de vitamines, la tomate en pleine terre est un plaisir parfaitement diététique. C'est d'ailleurs l'une des clefs du régime crétois, qui a fait la longévité des Anciens des pays méditerranéens.

"Nos valeurs ? C'est la passion du potager ! s'enthousiasme Enzo. Avant de retourner dans ses bureaux, il glisse un petit tuyau : "Les tomates, il faut les consommer à température ambiante, pour conserver leur goût ! Elles sont de toutes façons naturellement rafraîchissantes !"

Belles, bonnes, saines... pourquoi bouder son plaisir !

Photos : ©Julie Balagué

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