CHARCUTERIE ALSACIENNE
La brume automnale a saisi les jolies maisons alsaciennes. Les habitants de Schleithal, déserte, semblent réfugiés derrière leurs colombages. Le village caresse presque la frontière allemande. C'est là que Thierry a grandi. Son père et son grand-père aussi. C'est là qu'après ses études en agronomie, Thierry a décidé de construire sa ferme modèle en 1998, comme une évidence. En ce jour blanc alsacien, c'est vers elle qu'il se rend.
Après la sortie du village, les champs. Le maïs n'a pas encore été moissonné, en cette fin d'octobre. De mémoire de paysan soixantenaire, jamais les récoltes n'ont été si tardives. Soudain, les imposants murs d'une ferme se dressent, bordés d'un haut silo empli de grain. Sur l'immense portail de bois, un panneau, "Ferme de démonstration Schweitzer". Il illustre en quelques images comment, ici, élevage et culture se nourrissent mutuellement.
Thierry ouvre grand les portes brunes, sur fond sonore d'une pluie de grains, de chants d'oiseaux, et, de temps en temps, du grognement d'un cochon. Des bottes de foin encadrent l'entrée. Plus loin se dressent les bâtiments. A droite, les vastes stabulations ouvertes au grand air. À gauche, la maternité. La haute silhouette mince se dirige d'un pas calme et ferme vers les bêtes qui s'ébattent sur le foin, dans leur large enclos couvert.
Des années d'expérience feront toujours la différence entre un entrepreneur et un vrai paysan
Ils sont curieux, les cochons ! Certains s'avancent, oreille dressée, museau en l'air, l'œil scrutateur, pour observer les visiteurs. L'un d'eux renifle la main de Thierry. "Vous savez que le porc est un animal très intelligent ? On pourrait l'élever comme un chien ! Dans le village d'à côté, un cochon vivait librement dans la cour de sa ferme." Les petits yeux bruns expressifs observent, troublants, comme agités d'émotions humaines. Le corps long, des soies fines, une vraie queue en tire-bouchon, les pattes dans la paille, le museau barbouillé de céréales, les truies déclinent leur vie en rose et noir. Habillant leur corps en tonneau posé sur de petites pattes, les pelages rivalisent de créativité. Une dalmatienne promène sa robe rose tachetée de nuit. À côté, deux truies se câlinent, l'une uniformément sombre, l'autre traversée d'une bande rose bordée de peau grise sur son corps noir.
Tandis que Thierry fait le tour des bêtes, surgit un homme en tenue de travail, combinaison verte, bonnet sur la tête, un visage à la Javier Bardem ou à la Benicio del Torro. Une gueule, comme on dit au cinéma. C'est Clément, son jeune frère. L'homme des villages et l'homme des champs. C'est ainsi qu'ils se sont réparti les rôles. Thierry a voulu sa ferme modèle, ils ont ensemble poursuivi le projet, Clément aux bêtes et aux cultures, Thierry à la transformation et à la vente. Mais des années d'expérience feront toujours la différence entre un entrepreneur et un vrai paysan : Thierry connaît les besoins des cochons aussi bien que son frère. Enfant, il accompagnait déjà son père, sélectionneur de porcs, au salon de l'agriculture à Paris pour exhiber leurs plus beaux spécimens.
Aidés des deux salariés de la ferme, les deux frères renouvellent la paille des bêtes, qui s'animent d'aise, puis filent vers la pouponnière. Passé la porte, un sentiment de bien-être envahit les corps. 37 degrés. C'est la température qui permet aux femelles de mettre bas en toute sérénité, aux petits porcelets de se déplacer pour se nourrir. Les caisses de mise bas, en bois, inspirées de modèles suisses et allemands, forment un ensemble aussi poétique que pratique. Chaque case se divise en trois zones : le nid à porcelets, petit coin paillé surmonté d'une lampe chauffante ; l'espace de vie, où la portée mange et boit ; l'extérieur, où tous peuvent s'ébattre au grand air.
Ni OGM, ni antibiotiques, ni hormones de croissance, ni farine animale ne croiseront leur museau.
Le spectacle est à la fois comique et touchant. Autour des mères, massives et alanguies, s'agite la portée de porcelets. De tout petits, frêles et maladroits, comme de plus grands, que la curiosité anime déjà, et qui, tels des enfants, sortent et entrent de leur enclos jusqu'à ce que sonne l'heure de la pitance. Soudain, la truie gronde. En un élan général, les gorets affluent autour de leur mère avec des grognements d'impatience, jusqu'à atteindre la mamelle qui leur est dévolue. Car chaque porcelet a la sienne, inéchangeable ! Alors le concert change de ton, les grognements deviennent des notes de satisfaction. Un petit retardataire escalade le flan maternel, sur le museau de sa fratrie, pour gagner sa tétine qu'il aurait pu atteindre paisiblement en les contournant. En 4 semaines d'allaitement, les petits cochons passeront de 1 à 8 kg. Un exploit dont leurs éleveurs, d'une remarquable minceur, se réjouissent sans les envier.
Queue en tire-bouchon, oreilles dressées, les bêtes conservent tous les attributs qui leur valurent le beau rôle dans les contes pour enfants. Thierry y tient, cela fait partie du respect animal. Ni section des queues, ni épointage des dents ne viendront altérer leur bien-être. "Si le cochon naît avec une queue, c'est qu'il a besoin d'avoir une queue !" rappelle-t-il avec son bon sens paysan. Ni OGM, ni antibiotiques, ni hormones de croissance, ni farine animale ne croiseront leur museau. De l'espace, du foin, du temps -180 jours d'élevage -, et ce cercle vertueux vers lequel tendent les fermes exemplaires : produire des céréales pour nourrir les bêtes, fabriquer du fumier avec le lisier pour empêcher la pollution des sols et nourrir les cultures. Et la boucle est bouclée ? Non, pas tout à fait ! Il reste le produit fini. Car le désir de cohérence de Thierry le conduit jusqu'à l'assiette. Et que celle-ci soit respectueusement pleine !
Un élevage respectueux, des produits sains, au service d'une consommation responsable
"La viande, il faut la consommer avec conscience. Moins de quantité, plus de qualité !" C'est sa punchline : "Un élevage respectueux, des produits sains, au service d'une consommation responsable". S'inspirant des recettes de son autre grand-père, il élaboré une charcuterie assaisonnée de véritables épices de qualité. Point de phosphates, ni de glutamates. Avec sa viande de qualité, il décline pâtés de campagne traditionnels, saucisses de gros grain, de Strasbourg et de Francfort fumées naturellement au bois de hêtre, embossées dans du boyau naturel, avec plus de chair, moins de gras, et des matières premières de grande qualité. Une exigence qui lui a valu une rapide reconnaissance, dans une région dans laquelle on ne plaisante pas avec la saucisse !
De son élevage respectueux du bien-être animal à une charcuterie traditionnelle savoureuse, au goût fin et à la tenue parfaite, Thierry Schweitzer fait montre depuis plus de 20 ans d'une exigence sans relâche, saluée par de nombreux prix. Celui qui l'a le plus touché ? C'est le trophée du développement durable, attribué à l'unanimité en 2010 et remis par Éric Orsena et Bruno Lemaire. Une grande choucroute dans la ferme a clôturé la cérémonie. "Aujourd'hui ce qui me guide, c'est d'aimer ce que je fais. C'est la cohérence qui donne la force !" C'est avant tout cet héritage philosophique qu'il compte transmettre à ses six enfants.